Paris (France), 18/11/2020, Sr. Véronique Margron.- Cette année se voulait une « année de grâce », selon la décision de Sr Maria Escayola Coris et de son conseil. Elle aura permis une foultitude d’expressions et de recherches sur notre charisme, dans le sillage de notre fondatrice : culture de la rencontre, de la proximité, sens de la justice, importance de l’accompagnement, nécessité d’une charité toujours créatrice, etc. Nous avons reçu avec attention et intérêt ces contributions de sœurs de toute la congrégation. Ce bouillonnement, qui contient en creux ce qui demeure dans le secret des cœurs de chacune ou dans la discrétion des communautés, est à lui seul un bel et juste hommage. Parler « d’année de grâce » au regard de notre année 2020 est bien difficile. Difficile car avec la pandémie, le terrorisme, les tragédies humaines des migrations et la crise économique et sociale consécutive au covid-19, parler de grâce est bien délicat et pourrait paraître hors sol.
La grâce
Pourtant oui, c’est bien de grâce dont il s’agit. Mais nullement celle qui effacerait ou reléguerait au second plan les maux de ce monde, les drames des humains, la violence et l’absurde. Il s’agit de cette grâce qui est « l’in-sensé » de Dieu. Sa « surabondance » (Rm 5, 20), son excès toujours. En suivant le fil des évangiles et des lettres de Paul, cette grâce échappe à tout calcul, à toute mainmise, à toute convoitise. Elle a toujours quelque chose de déroutant, qu’il s’agisse de sa justice, de sa miséricorde, de son pardon, de la résurrection, du salut. Elle est tel ce geste de Jésus creusant le sable de ses signes restés inconnus et qui rendront à la femme dite adultère son intégrale dignité et son avenir. L’Évangile témoigne que la grâce est du côté d’un événement qui déjoue le calcul, le probable, le possible, et même le nécessaire . De l’extraordinaire dans l’ordinaire. Elle est du côté de la joie qui ne passe pas car elle est celle de la relation gratuite, de grâce, avec le Dieu d’où viennent toute vie et toute paix. La grâce ouvre nos possibles, rompt avec la fatalité, y compris et surtout quand nos vies habitent ou traversent le malheur et la douleur.
La grâce de Dieu nous convoque à vivre dans la liberté selon l’espérance.
Alors oui il s’agit bien d’une année de grâce, d’une vie de grâce si l’on entend ainsi que cet excès de Dieu, son don, appelle notre participation. Non pour s’approprier la grâce bien sûr, mais prendre pour soi la réponse à l’invitation de Dieu à sa justice, à sa vérité, à son art d’aimer, en l’intériorisant. Unifier sa pensée et son existence, sachant bien que de l’écart, de la faille, demeurent toujours, voilà la responsabilité qui nous incombe face à la grâce gracieuse mais convoquante de notre Dieu.
Et c’est bien ce qu’a vécu, pleinement Marie Poussepin, lorsqu’elle fonde à Sainville une petite communauté du au tiers-ordre de saint Dominique, acte ratifié quand elle signe sous son nom de tertiaire dominicaine, Sr Catherine, le 13 novembre 1697, l’acte de donation de la maison de Sainville à Noëlle Menard, Sr Marie, novice.
La rencontre de la grâce et de la liberté est ce qui aura caractérisé sa vie, rendant possible et la création de sa communauté, dominicaine dans l’âme, et son audace autant que son opiniâtreté à toute épreuve en faveur de l’exercice d’une charité proche, intelligente et inventive.
Le temps
Ajoutons encore que ces années de fondation se déroulent sur fond de ce que l’historien Paul Azard a nommé la crise de la conscience européenne, autrement dit les années 1680-1715, jusqu’à la mort de Louis XIV. Années qui furent en Europe celles d’immenses changements des idées politiques et sociales. Peu à peu, au cours de ces trente-cinq années se mettent en place les valeurs qui, dans tous les domaines, caractériseront les Lumières et les idées qui paraîtront révolutionnaires vers 1760, ou même en 1789, s’expriment déjà vers 1680.
Voici ce qu’il écrit : « Quel ¬contraste ! quel brusque passage ! la hiérarchie, la discipline, l'ordre que l'autorité se charge d'assurer, les ¬dogmes qui règlent fermement la vie : voilà ce qu'aimaient les hommes du dix-septième siècle. Les contraintes, l'autorité, les dogmes, voilà ce que détestent les hommes du dix-huitième siècle, leurs successeurs immédiats [...] La majorité des Français pensaient comme Bossuet ; tout d'un coup les Français pensent comme Voltaire : c'est une révolution. » (Paul Hazard, La Crise de la conscience européenne, 1680-1715 , Paris, 1935, Boivin. ; rééd. LGF Le Livre de poche, 1994.)
Ainsi toutes les certitudes du temps volent en éclat, du moins sont-elles profondément remises en cause, annonçant donc le siècle des Lumières ( 1715-1789) et avec lui les aspirations à une société plus juste et éduquée, où les hommes seront égaux et libres ; une société sortie des préjugés, de l’intolérance et des fanatismes.
Notre époque vit un autre éclatement des certitudes. À travers la montée d’autres intolérances et de nouveaux fanatismes, à travers la pandémie et ce qu’elle ébranle de nos modes de vie occidentaux et l’aggravation des inégalités, à travers encore la crise profonde de notre Église.
Faire mémoire vive de ce qui fut les ressorts du terreau sociétal où vécu Marie Poussepin, se mettre à l’école de la grâce féconde qui habita son existence donnée ; lire, relire, interpréter les Écritures pour écouter l’Esprit et distinguer notre juste place aujourd’hui, voilà un beau défi pour chacune de nous.
Mais surtout une nécessité de filiation.